Un soir d’hiver, vers sept heures et demie ou huit heures, comme nous demeurions à la Croix de la Mission, mon père qui était bûcheron, envoya mon frère François, chez un ami prénommé Pierre, pour lui demander s’il fallait commencer à abattre ses chênes. Il y avait bien une bonne distance pour se rendre chez lui, et il était très tard lorsque mon frère rentra. Il était essoufflé, les cheveux ébouriffés et le visage apeuré.
— Qu’as-tu donc ? lui dit mon père.
— Ah ! mon Dieu ! Je viens de voir ce que je n’avais jamais vu.
— Qu’as-tu vu comme ça ? lui demanda t-il.
— J’ai vu le lutin.
Et il nous raconta qu’au moment de passer à gué le ruisseau des prés Moriaux, il avait aperçu, de l’autre côté, un mouton tout blanc qui ouvrait la gueule tant qu’il pouvait.
— Tiens, pensa mon frère, c'était un drôle de mouton ; on aurait dit qu’il riait de moi.
Mais comme il était très peureux, il n’y prit point garde, et continua sa route.
Arrivé à la brèche du champ, il s'asseya à califourchon sur la barrière pour passer de l’autre côté, quand tout d’un coup, il chuta et se retrouva les quatre fers en l'air sans comprendre ce qui venait de lui arriver.
Il se releva promptement, et vit le mouton près de lui, qui riait aux grands éclats, sans comparaison comme une personne naturelle.
Pour le coup, la peur le prit et il se mit à courir comme un dératé jusqu’au village, le mouton à ses trousses.
Je vous assure qu'il resta choqué de cette mésavenrure encore bien longtemps et ne s'en venti pas aux villageois !
FIN