Minna vient d’hériter d’un vieux secrétaire. Du genre de ceux qu’on ne trouve que chez les antiquaires ! Le meuble était dans la famille depuis si longtemps que personne ne se souvenait depuis quand. Elle en avait hérité, avec toute la maison d’ailleurs, à la mort de sa tante, la seule famille qui lui restait. Cela lui avait fait une sensation étrange, au début, d’emménager dans la vieille maison familiale, où sa mère avait vécu enfant. Comme si elle prenait possession de la vie d’une autre. Non pas que sa tante eût été pour elle une inconnue.
Mais Cécile avait toujours vécu seule, célibataire endurcie, et plutôt solitaire. Avec pour seul compagnon, un chat, qui n’avait pas survécu au décès de sa maîtresse.
Aujourd’hui, Minna se promène souvent dans la maison ; elle sait qu’il lui faudra du temps pour l’apprivoiser. L’amadouer d’abord, comme on fait d’un animal sauvage qu’on désire apprivoiser. Lentement, en prenant son temps, sans l’effaroucher. N’entrer dans une pièce qu’à petit pas, presque en demandant l’autorisation, pour ne pas déranger les souvenirs. Le secrétaire de tante Cécile, l’intrigua tout de suite.
Comme si le meuble voulait lui dire quelque chose. Au début, elle ne s’approcha de lui qu’avec circonspection. Ce n’est pas qu’il lui faisait peur. Non. Mais il avait quelque chose d’inquiétant quand même, quelque chose qui la fascinait, l’attirait. Inexplicablement. Un jour, Minna eut une idée : peut être qu’elle pourrait le faire expertiser ! Pour en savoir plus sur lui. Une façon de se l’approprier, en somme.
Elle décida de le prendre en photos, sous toutes les coutures, et envoya les documents à une émission de télévision qui rend ce service aux téléspectateurs. Peut être, en saura-t-elle un peu plus long sur son histoire, se dit-elle. Et la réponse lui parvint. “Le meuble date de l’époque Louis XV ! Il vaut une petite fortune. C’est une pièce rare, exceptionnelle, même.” Lut -elle, non sans surprise !
Dès lors, Minna regarda le vieux secrétaire d’un nouvel oeil.
- Pense donc, confia-t-elle à son ami Olivier, il en va vu défiler des vies, des amours, des passions et des histoires. Peut être, même, contient-il un secret ?
Minna l’espérait de tout son coeur, presque avec ferveur. Elle commença à l’examiner de plus près. Caressant la patine du vieux bois, laissant promener ses doigts sur le délicat travail d’ornement. Des petits tiroirs, des casiers… c’est fou ce que ces gens d’antan pouvaient être minutieux et inventifs. Il y avait des endroits pour tout ranger : plumes, papiers, agrafes, enveloppes, cartes, gomme, taille-crayon, buvard etc… et sûrement, se dit Minna, un tiroir secret pour dissimuler les billets doux ! Un soir, Olivier se moqua d’elle gentiment :
- Ma chérie, ta passion pour ce meuble tourne à l’obsession, on devrait le brûler !
Minna haussa les épaules. Et pourtant, elle devait le reconnaître, son fiancé avait raison : le secrétaire agissait sur elle comme un aimant. Chaque matin, il faut qu’elle aille le voir, comme s’il l’appelait ! Il faut qu’elle aille lui parler ! Alors, elle l’interroge, tout en laissant longuement courir ses doigts sur tous ses reliefs et dans tous ses interstices. Elle en ressent comme une volupté. Elle se dit qu’un jour, il lui livrera son secret. Elle en est persuadée. Elle ouvre chaque tiroir, tire sur toutes les targettes qui laissent apparaître un casier, un rangement…
Un jour, à sa grande surprise, un porte-plume d’époque en bois d’ébène apparut soudain, comme par magie. Elle crut défaillir d’étonnement et de joie. Mais il ne contenait rien. Même pas une plume.
Ce jour là, elle referma chaque petite porte plus délicatement encore que d’habitude, remit les tiroirs en place et s’en alla, certaine qu’elle se rapprochait du but. Elle referma doucement la porte de la chambre, non sans jeter un dernier regard dans la pièce : celle-ci, décidément, avait quelque chose de bizarre. Mais quoi ? Des souvenirs peut être, qu’elle gardait gravés dans sa mémoire de pierre ?
Etait-ce le parquet ciré, qui brillait comme si on venait de le lustrer, les tentures de lourd velours cramoisi, les sombres boiseries des murs, ou le lit à baldaquin, que la tante Cécile, sûrement une romantique refoulée, avait orné de rideaux à fleurs ? Minna, de retour dans sa cuisine et attablée devant un café au lait, n’en savait trop rien. De toute façon, elle avait bien du mal à s’y faire à cette maison. Ce n’était décidément pas si facile de se couler dans la vie d’une autre. De prendre le relais, en somme. D’enchaîner sur sa vie, comme on continuerait un tricot abandonné.
Puis, les mois passèrent. Et Minna s’est mariée.
Le jeune couple s’est tout naturellement installé dans la maison. Olivier a suggéré que peut être, on pourrait refaire les peintures. Rajeunir les papiers peints.
-Cela donnerait un petit coup de jeune, et contribuerait sûrement à chasser les esprits qui peut-être, se complaisent, la nuit, à hanter les vieux murs, s’est-il un jour écrié comme pour plaisanter !
Aussitôt dit, aussitôt fait !
Minna et Olivier y ont consacré tous leurs week-ends. Et la maison sembla effectivement renaître. Redémarrer un nouveau cycle. Dans la chambre de Cécile, devenue la chambre du couple, Minna a tout transformé. Mis des voiles transparents rose vif au baldaquin, donné les lourdes tentures à sa belle-mère, et installé à la place, de légers rideaux couleur pêche, joliment enfilés sur la tringle avec des nouettes. Puis elle a repeint les boiseries en couleurs pastel, mis de la moquette fraise écrasée sur le vieux parquet et dispersé des coussins orange sur le lit. Le jour de l’inauguration, elle a ouvert en grand les portes-fenêtres et laissé respirer la pièce refaite à neuf avec des couleurs chaleureuses.
- Il faut donner à cette maison un nouveau souffle de vie , a t-elle déclaré à Olivier qui s’étonnait, en plein mois de février glacial, de la voir aérer la chambre, comme si l’on était au printemps ! Admire le secrétaire de Cécile, fit la jeune mariée, ne fait-il pas la meilleure impression sur ce mur abricot ?
Olivier, qui s’en foutait, hocha la tête pour faire plaisir à sa femme.
- Allons, viens, faisons-nous un café, lança -t-il !
Minna quitta la pièce comme à regret. Referma les fenêtres, et jeta un dernier regard à son meuble chéri. Elle se dit que lundi, après le départ d’Olivier pour le bureau, elle saurait bien s’approcher doucement de lui, comme d’un vieil ami. Le prendre par la douceur… Câliner sa patine de vieux bois avec suffisamment de conviction pour qu’il se livre, enfin, à elle. Elle n’ajouta pas un mot, sentant que son idée fixe commençait à fatiguer la patience de son mari.
Le lundi tant attendu arriva. Minna prit un bon petit déjeuner et s’interdit de jeter le moindre regard du côté du meuble avant d’avoir fait sa toilette, et expédié le ménage. Puis, elle s’attela à sa tâche, bien décidée, cette fois, à ne pas quitter la pièce sans avoir découvert le secret caché qu’il lui tenait tant à coeur de découvrir. Minutieusement, elle commença par vider sur l’écritoire de cuir tous les tiroirs. Elle ouvrit l’un après l’autre tous les casiers, promena le bout de ses doigts très doucement, en appuyant de temps en temps sur tous les reliefs, toutes les aspérités, sur tous les fonds, jusqu’à ce qu’un grincement lent et un peu aigu lui arrache un cri de victoire.
Une petite porte glissa. Un couvercle disparut, laissant voir un casier dissimulé dans le bâti de l’écritoire, tout à fait en dessous. Il faut se pencher pour voir ce qu’il y a dedans, et glisser la main à tâtons, pensa Minna. Elle avança prudemment le bout de ses doigts et sentit comme un rouleau de papier maintenu par un lien très doux au toucher.. Elle le fit rouler doucement pour le saisir et le sortit de sa cachette. Un ruban de soie bleue le maintenait et le papier, certes un peu jauni, apparut sous ses yeux ébahis, exactement dans l’état où on l’avait laissé.
Extraordinaire ! Quelle découverte sensationnelle ! Minna resta fascinée devant l’objet. C’était à peine si elle osait le toucher. D’abord, appeler Olivier à son bureau, pensa-t-elle. Lui dire l’extraordinaire trouvaille !
Et puis, attendre l’heure du déjeuner. Lui montrer le rouleau en grande cérémonie. Mais, en attendant, que faire ? Minna prit délicatement le papier entre ses doigts, comme s’il allait se réduire en poussière sous la pression et le reposa comme une relique, sur le cuir de l’écritoire. Tiens, une idée ! Elle pourrait le photographier, en attendant de le montrer à Olivier. Elle fit le cliché et reposa l’appareil.
Puis, se mit à attendre, fébrile ; incapable de rien faire d’autre, le coeur battant. Enfin soulagée, elle entendit la Golf de son mari freiner dans la cour. C’était bien lui. Le pauvre n’eut pas le temps de pousser la porte ni de reprendre son souffle, que déjà, sa femme l’entraînait vers leur chambre et sa découverte fatidique. Le rouleau l’attendait effectivement, comme une pièce de musée exhumée d’une tombe, ou un objet d’archéologie.
Olivier s’approcha de l’objet et le regarda presque avec précaution, comme si c’était sacrilège, osant à peine le toucher.
- Tu peux le prendre dans tes mains, tu sais, il ne mord pas, plaisanta Minna, pour alléger l’atmosphère quelque peu tendue. Olivier avança son index et caressa du doigt le mince ruban de soie, avant de demander où sa femme l’avait trouvé. Elle lui montra le délicat mécanisme et Olivier put vérifier qu’il fonctionnait encore parfaitement. Comme si on l’avait huilé d’hier. Les yeux étonnés, les oreilles en alerte, il entendit le clic-clac bref, suivi d’un grincement léger, et vit le casier s’ouvrir et se refermer en un clin d’oeil.
- Etonnant, non ? Tiens, je vais le rouvrir.
Et Minna d’actionner à son tour le mécanisme secret. -C’était astucieux, tu ne trouves pas ?
Olivier, hocha la tête. Mais Minna n’avait d’yeux que pour sa trouvaille.
-Tu crois qu’on pourrait l’ouvrir ?
Olivier regarda sa femme :
-Pour quoi faire ?
-Mais pour le lire, évidemment !
-Je ne sais pas. Cela me dérange un peu. N’est ce pas indiscret, même si ta tante est morte ?
-Mais j’en meurs d’envie, et toi aussi, je parie ! Je le vois dans tes yeux !
Minna se moqua gentiment de son mari.
- Que veux-tu que je te dise, je n’aime pas ça, ça ne s’explique pas. A ta place, je remettrais ce rouleau là où tu l’as trouvé et je vendrais le meuble avec son secret. Cela me paraît bien plus raisonnable !
Mais Minna était trop curieuse pour tenir compte de l’avertissement de son mari.
- Allons donc, que veux-tu qu’il nous arrive ! Je ne crains pas le fantôme de tante Cécile ! Elle était plutôt du genre sauvage de son vivant, ce n’est pas pour venir nous tirer maintenant par les pieds, la nuit, parce que nous aurons eu le toupet de lire ce petit billet ! Il renferme sûrement la confession d’une de ses amourettes de jeunesse. Je ne serais pas surprise d’apprendre qu’elle était du genre “fleur bleue”, la vieille fille ! Ce ne serait amusant, tu ne trouves pas ?
Olivier resta dubitatif et sur la réserve.
- Tu vas me photographier pendant que je l’ouvre. Il faut immortaliser ce moment historique.
Minna s’assit sur la courtepointe du lit et dénoua d’un geste décidé le lien de satin.
- Attends, tu ne croix pas que c’est…comment dire , sacrilège, d’entrer comme ça dans la vie de ta tante, sans y avoir été invitée ? De lui voler ses secrets !
Minna haussa les épaules.
- Mais non ! Elle n’est plus là de toute façon, et puis, qui te dit que ces papiers lui appartenaient. Tu te fais de ces soucis !
Le rouleau défait s’ouvrit comme une rose au matin, et laissa échapper plusieurs feuillets qui allèrent doucement virevolter avant de tomber comme d’humbles pétales sur la moquette.
Minna les ramassa avec délicatesse et les étala sur le couvre-lit. Avant de découvrir une écriture serrée, penchée et violette. Une écriture de femme, à tous les coups, se dit elle. Et elle commença à lire à haute voix, pour que son mari ne perde pas un mot du billet :
“Moi, Cécile Bonvallon, saine de corps et d’esprit, confie ce jour, 15 Décembre 1965, le bébé que je viens de mettre au monde à ma soeur Amanda, pour qu’elle l’élève, elle et son mari Philippe, comme leur propre enfant. J’ai toutefois demandé à Amanda de conserver à ma petite fille le nom que je lui ai choisi : “Minna !”
La voix de la jeune femme s’éteignit soudain comme une flamme de bougie qu’on souffle. Elle se brisa sur ce dernier mot. Curieuse et excitée comme une gamine, elle avait lu jusque là, d’un trait, avide d’en savoir plus, jusqu’au moment où ses yeux avaient buté sur ce nom : le sien ! La tête, un moment, lui tourna. Elle se dit que ce cela n’avait aucun sens. Amanda, sa mère, était malheureusement décédée il y a quelques années, dans un terrible accident de voiture. Olivier se précipita.
- Cela ne va pas, ma chérie ?
- Je ne sais pas, balbutia la jeune femme en tendant le feuillet vers son mari : lis ce nom : “Minna” ! Mon nom n’est pas si courant, et cette date de naissance, regarde, c’est la mienne ! Mon Dieu, Olivier, mais qu’est ce que cela veut dire ? Qu’est ce qui m’arrive ?
Olivier prit le mince feuillet des mains de sa femme et le replaça sur le secrétaire.
- Je ne sais pas.
Cela n’a sans doute rien à voir avec toi. Ce sont là de vieilles histoires, des choses qui appartiennent à une autre vie que la nôtre et ne nous regardent pas. Je t’avais dit de ne pas toucher à ces vieux machins, c’est malsain ! Tu te rappelles la tombe de Touthankamon, elle a porté malheur à tous ceux qui s’en approchèrent. Superstition ou pas, ça ne change rien pour les morts ! Remets ce rouleau en place et vendons ce meuble. Cela ne porte bonheur à personne de vouloir percer à jour les secrets des autres. C’est de la curiosité perverse, crois moi. Avant d’en savoir plus, et risquer, qui sait- peut être ta vie, et notre bonheur, oublions tout ça, cette lettre et ses secrets. Tu veux bien ?
Minna se laissa faire et Oliver l’entraîna vers la cuisine.
- Je mangerais bien un morceau, pas toi ?
Minna ouvrit le frigo et en sortit deux belles côtes d’agneau et des haricots verts, qu’elle mit aussitôt à faire réchauffer dans du beurre. Les côtes grésillèrent bientôt dans leur jus et Olivier, qui venait de faire un sort au pâté, se sentait déjà tout ragaillardi :
- Tu vas me faire le plaisir d’oublier toute cette affaire, chérie, et de ne plus céder à ta curiosité vraiment malsaine ! Nous allons remettre ce rouleau là où tu l’as trouvé. Et je ne veux plus entendre parler de cette histoire. C’est bien compris ?
Minna n’avait pas faim et avait à peine touché à sa viande.
- Mais enfin, Olivier, imagine, si c’est moi ce bébé, dont parle la lettre, réfléchis, ce serait épouvantable ! Tu penses à ce que cela voudrait dire ? Que mes parents ne seraient plus mes parents et qui serais-je alors ? La fille de cette vieille couenne toute racornie, qui ne m’a pas adressé la parole plus de deux fois dans sa vie ? Et maman, et papa, ne seraient-ils plus mes parents ? Mais qui seraient-ils alors ?
Minna éclata en sanglots. Olivier la prit dans ses bras et tenta de la consoler :
- Allons, que vas-tu chercher là ! Tout ça, c’est des bêtises, ta tante a vécu toute sa vie presque en recluse. Excepté le temps qu’elle a passé dans le secrétariat des bonnes-soeurs à faire leur comptabilité, elle n’a quasiment pas bougé de son fauteuil et de son potager ! C’était sûrement une sauvage, une misanthrope ! Comment aurait -elle eu le temps de faire un enfant, et avec qui, en plus ? Oublie tout ça et le plus vite sera le mieux. Ne suis-je pas là pour t’aimer désormais, et m’occuper de toi ? Qu’as-tu besoin d’aller déterrer, encore une fois, des histoires de bonnes femmes, qui ne nous concernent en rien ? Sois raisonnable !
Olivier essuya une larme qui coulait sur la joue de sa femme et l’embrassa. Il regarda sa montre et se leva comme si une guêpe l’avait brusquement piqué :
- Mon Dieu, j’ai rendez-vous à l’étude à deux heures pile. Pour ouvrir le testament “Desroches” ! Je n’ai pas une minute à perdre. Je t’appellerai dans l’après midi.
Olivier déposa sur la joue encore mouillée de son épouse un bref baiser et la força à sourire.
- Pas de bêtise, hein ? C’est lundi, tu vas à l’atelier de poterie, tout à l’heure ?
Minna hocha la tête. Olivier partit rassuré. Il était premier clerc dans l’étude de son père et comptait bien, dans l’année, reprendre l’étude à son nom. Il mettait beaucoup de coeur à l’ouvrage, avec toute l’impétuosité de sa jeunesse. Et Minna entendit les pneus de sa Golf égratigner l’allée, comme s’il en voulait personnellement à chaque caillou. Elle débarrassa la table et se fit un café. Décidément, elle n’avait pas la moindre envie d’aller à la poterie, cet après midi ! Les enfants de l’institut pédagogique, dont elle s’occupait bénévolement quelques après midis par semaine se débrouilleraient bien tout seuls, pour une fois, et de plus, ils avaient Ashley, une jeune américaine qui faisait un stage à la ville. Non, décidément, elle voulait savoir. Elle n’en dormirait plus si elle devait remettre le rouleau à sa place, comme le lui demandait son mari. C’était impossible. Elle brûlait même d’impatience de découvrir ce que cachait la suite de l’histoire.
Elle rangea la cuisine. Fit scrupuleusement la vaisselle et essuya la table. Pour revenir à la chambre de Cécile. Elle y retrouva le rouleau, exactement à la place où l’avait posé Olivier. Et reprit sa lecture. Même si ce qu’elle allait apprendre devait bouleverser sa vie, il fallait qu’elle sache ! Elle prit le morceau de papier dans sa main et, le coeur battant, poursuivit sa lecture interrompue :
“Maman n’eut pas trop de mal à convaincre Amanda qui était mariée depuis cinq ans, et désespérée de ne pas avoir d’enfant de son mari. “Il suffira, lui avait-elle dit, que tu fasses semblant d’être enceinte, pendant quelques mois. Te promener avec un coussin sur le ventre ne sera pas trop dur, et tu n’auras qu’à creuser les reins de façon caractéristique, pour accréditer l’authenticité de cette grossesse si désirée. Pendant ce temps, nous cacherons la petite chez toi. Ni vu ni connu ! Et personne ne saura jamais. Notre réputation est en jeu.”
Et ainsi fut fait ! Je passais la fin du printemps et l’été au fond du jardin d’Amanda, à apprendre l’anglais, puisqu’on avait dit à tout le monde que j’étais partie comme fille au pair à Bournemouth, en Angleterre. Mon ventre prenait doucement de la rondeur et me faisait horreur. J’avais quatorze ans ! Le pire est que je passais mon temps à revivre avec angoisse et terreur les moments affreux qui m’avaient mis dans cet état. D’abord, j’étais revenue à la maison en pleurs, toute sale et ma robe déchirée. Mais, heureusement, il n’y avait personne. Je me suis passé la figure à l’eau et me suis lavée au gant de toilette en frottant de toute mes forces. Et puis, j’ai recousu ma robe. J’ai dit à maman que je m’étais accrochée à une épine dans le chemin. Et elle m’a disputée. J’espérais que personne ne découvrirait jamais rien. L’horrible bonhomme ! Il m’avait dit que si jamais je l’ouvrais ou le dénonçais, il s’en prendrait à mon petit frère qu’une méningite avait rendu simplet. Je tremblais qu’il lui arrive malheur !
Cet homme était capable de tout, il me l’avait prouvé. Cela faisait des jours qu’il m’épiait, à mon insu. J’avais bien aperçu une grosse voiture noire qui n’avait rien à faire dans les parages. Cela m’avait intrigué, et même, je l’avoue, fait un peu peur, mais comme rien ne se passait, je l’avais oubliée. Et puis, un jour d’avril, alors que je m’amusais à cueillir des jonquilles en revenant du cours complémentaire où j’apprenais la sténodactylo, la voiture a débouché à l’endroit où le chemin donne sur la route. L’homme, rondouillard, d’un âge incertain et plutôt chauve, se pencha pour ouvrir la fenêtre de la portière et me parler. Il me dit qu’il était docteur, que ma mère venait d’avoir un malaise et qu’il venait me chercher. Inquiète, je ne mis pas un instant ses paroles en doute, et montai dans l’auto. Il se pencha vers moi avec un sourire paternel pour fermer la porte à clef, en m’expliquant que c’était plus prudent, et accéléra brusquement. Il prit à droite le chemin du bois.
“C’est un raccourci”, me dit-il. Puis, il rangea la voiture sur le côté, dans une sorte de petite clairière couverte de feuilles mortes. Là, je commençais à paniquer. Je lui demandais pourquoi il s’arrêtait là et il me dit de ne pas avoir peur. Qu’il ne me voulait aucun mal. Je voyais bien qu’il mentait. Je voulus ouvrir la portière mais elle était fermée. Son bras barrait ma poitrine et sa bouche m’empêchait presque de respirer. Son haleine m’étouffait et me répugnait. Je voulus crier mais il me dit que cela ne servirait à rien, car personne ne pourrait m’entendre. Que je ferais mieux d’être gentille et de me laisser faire.
Je ne peux raconter la suite. C’est un souvenir trop humiliant, trop douloureux, trop horrible pour que je puisse, même des années après, même aujourd’hui où j’ai dépassé la quarantaine, mettre des mots dessus. Cela bloque, là dans ma gorge. La honte sans doute ! Le sentiment inexprimable d’avoir été souillée à vie, humiliée, en un mot comme en cent, violée ! Son forfait accompli, l’homme se releva poussif, peinant à reprendre son souffle. Il me demanda si je le connaissais et je répondis que non.
C’est alors qu’il me menaça des pires représailles si jamais il me venait à l’idée, moi une sale petite traînée, de le dénoncer à mes parents ou à la police. Il me dit que je m’en tirais à moindre mal puisqu’il consentait à me laisser en vie, et me poussa dehors. Il me jeta mon sac de classe à la figure, et fit demi tour. Je vis la voiture s’éloigner et disparaître à la sortie du bois. Je me mis à sangloter en m’appuyant sur le tronc d’un arbre et m’avisai que ma robe était toute déchirée. Je fermai mon duffelcoat pour que personne ne le remarque et courus vers la maison. Les jours suivants, maman ne remarqua rien. Car je m’efforçais de ne rien laisser voir. Mais je ne tardais pas à m’apercevoir qu’il se passait quelque chose de bizarre. Je n’étais plus “indisposée” une semaine par mois, comme on disait à l’époque, et même si l’éducation que j’avais reçue était des plus sommaires sur ce chapitre, je n’étais pas sans savoir ce que cela signifiait.
L’horreur me submergea et la terreur d’avoir à confesser l’inavouable m’envahit. Je me mis à surveiller ma taille dans l’espoir imbécile d’arriver à dissimuler le plus longtemps possible ce que tout le monde allait un jour ou l’autre finir par apercevoir. Je ne quittais plus ma blouse qui avait l’avantage d’être assez large sur le devant, et je réussis à dissimuler mon état jusqu’au mois de juin, où ma mère découvrit évidemment le pot aux roses.
Remise de son état de choc, de sa surprise et de sa colère, elle me posa bien sûr l’inévitable question : qui était le père ? Mais le souvenir des menaces de l’homme me retint de parler. La pauvre n’apprit la nouvelle que bien plus tard, lorsque ma fille fût née et déjà grandette.
Un jour, elle me pressa de répondre à ses questions. Ne comprenant pas comment, moi, une fille aussi sage, qui ne fréquentait jamais de garçon, n’allait pas au bal, et ne sortait pour ainsi dire jamais, une telle chose avait pu m’arriver. Je lui racontais tout en pleurant. Elle me convainquit alors de décrire le type qui m’avait fait ça, et je vis le visage de ma mère virer au gris. Je compris qu’elle l’avait immédiatement identifié. La marque de sa voiture, qui ne passait pas inaperçue, la coupe impeccable de son pardessus, la description de son physique court sur patte, celle de son visage glabre et rond, de son crâne chauve, ne lui laissa aucun doute.
Elle resta sans voix une bonne minute et ne reprit la parole que pour me faire comprendre d’un ton solennel, que je ne devrais jamais, “au grand jamais ! m’as tu comprise ?” raconter cette histoire à qui que ce soit.
Nous étions des gens sans histoire, et il n’était pas question que cela ne le demeurât point. Mais à toi, ma fille, si un jour, j’ai le courage de te pardonner les conditions affreuses dans lesquelles tu es venue au monde, j’ai le devoir de te dire, si cette lettre arrive entre tes mains, qui est ton père. Ou plus exactement ton géniteur, tant le terme de “père” paraît ici déplacé”. A ce moment de sa lecture, la gorge sèche, le coeur au bord des lèvres, Minna crut qu’elle allait vomir. Mais elle réussit à se maîtriser. Il fallait maintenant qu’elle aille jusqu’au bout de l’horreur. Au bout de la vérité, aussi insupportable soit elle !
Et elle reprit sa lecture :
“L’homme à la déesse noire, ce pédophile infâme qui a gâché ma vie, alors que je n’avais pas encore treize ans révolus, en me dépossédant de ma jeunesse et de mon corps de femme, il faut que tu le saches, ma fille, cet homme immonde n’est autre que le notaire de notre ville,“ Jacques Delarbre” ! Lequel coule depuis son forfait des jours sereins dans sa belle propriété, et finit ses nuits au Sénat ! Oui, ma Belle, un notable irréprochable, un père de famille au dessus de tout soupçon, marié à une femme modèle. Une famille respectable ! Un homme à la réputation sans tâche, et qui arrangue les foules les veilles d’élection, avec la voix onctueuse d’un prélat !”
Minna cette fois, défaillit pour de bon. Elle crut qu’elle allait s’évanouir. Là sous ses yeux, s’étalait la vérité la plus monstrueuse, une vérité insoutenable, pire que tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Elle la prit en pleine poitrine comme un coup de poing et perdit presque conscience. Elle était la fille de son beau-père !
D’abord, elle ne comprit pas jusqu’où allait l’horreur. Mais celle-ci lui sauta au visage toute griffe dehors, comme une chatte en chaleur : elle était la soeur de son mari ! Là, elle s’évanouit pour de bon et tomba sur le fauteuil, sans connaissance. Depuis un quart d’heure, Olivier tentait de joindre sa femme au téléphone. En vain. Cela devait faire un bon moment qu’elle devait être revenue de l’atelier. Elle n’y restait jamais plus d’une heure et demi, et il devait être cinq heures passées. N’y tenant plus, il sauta dans sa voiture et fonça jusque chez lui.
Il trouva Minna dans la chambre, évanouie. Mais en se dirigeant vers la salle de bain, pour y quérir un linge de toilette mouillé, il marcha sur le dernier feuillet que son épouse avait lâché et le ramassa. Ses yeux tombèrent sur la ligne fatidique, celle qu’il n’aurait jamais dû découvrir. Et lut … Il reprit la lettre à son début, la dévora et pâlit. Il avait du mal à respirer, à déglutir.
Voilà pourquoi la pauvre Minna gisait là sur le fauteuil, comme une fleur coupée ! Il alla dans la salle de bain chercher de l’alcool de menthe et la ranima. Quelques jours plus tard, un effrayant fait divers mit la presse locale sens dessus-dessous. Un homme, un jeune marié, avait tiré à bout portant, avec un fusil de chasse de calibre 12 sur son père, un notable bien connu de la région, avant de retourner l’arme contre lui. Il avait pris soin toutefois, dans l’après midi, de régler son compte à sa jeune épouse, en lui tirant dans le dos, au travers de son fauteuil en osier. La jeune femme, ont pu constater les policiers, est morte sur le coup. Les causes de ce drame familial, conclut l’article, ne sont, à ce jour, pas encore élucidées.
FIN