Un soir d’hiver, en Alsace …C’est carnaval, tout le monde fait la fête, on boit, la bière coule à flots… Des hommes sortent d’un bar, rient, on entend leurs éclats de voix jusque sous les fourrés du bois voisin, où des amoureux ont trouvé refuge…
Deux jeunes cadres sont en séminaire dans une ville d’Alsace. L’une de celle qui borde la frontière, et où l’on ne sait pas trop si l’on est en France, où déjà en Allemagne. C’est carnaval. Il y a bal dans la rue. Les bistros sont pleins à craquer de lampions, de bières, de filles et de farandoles joyeuses. Il est minuit passé. Les deux hommes sortent de la dernière “Bierstube” et ont le vin plutôt mauvais. A cause d’une fille sûrement. Ils s’insultent. Se bourrent les côtes, rient grassement, jouent à se faire tomber. Se rattrapent, et pour finir, s’enfoncent dans la forêt toute proche, une canette à moitié pleine encore à la main. Ceux qui les croisent ne remarquent rien. Ils sont aussi bourrés qu’eux ! Près d’un torrent qui rugit, ils hurlent encore plus fort. Ils se battent, pour rire. .
Un des deux hommes tombe à terre.
Malencontreusement. Sur une pierre pas plus grosse qu’un melon. L’autre lui bourre les côtes de coups, pour qu’il se relève. Mais le comparse reste aussi inanimé qu’un vulgaire sac de patates. Une dernière bordée d’injures ne le ramène pas à la vie. Alors, l’autre s’affole, tout gris qu’il est. “Merde, relève toi, putain ! C’est quand même pas une saleté de pierre qui t’a fracassé le crâne, fais pas le con !” Dans les brumes de l’alcool, le type secoue son copain. Mais rien n’y fait. Alors, il s’affole, pour de bon : “ et s’il était vraiment mort ? Il faut pas qu’on le voit ! Il faut que je traîne ce satané corps dans l’épaisseur de la forêt, pour le dissimuler provisoirement aux regards”. La nuit est noire et plutôt frisquette. Peut être n’est-il qu’ évanoui, se dit-il, dans un ultime espoir. Le froid va le réveiller.
L’homme part en jurant. Il fait voler des cailloux avec ses pieds. La maison où ils habitent tous les deux avec les autres gens du groupe n’est pas loin. Au pied du château, qui étend sa grande ombre sur le village. Et dans le garage, il s’en souvient, il y a une pelle. Il l’a vue. Il suffit d’aller la chercher. Il y va. En trébuchant, certes, mais il y va. Aussi sûr que deux et deux font quatre.
C’est fou ce qu’on dessoûle vite dans ces cas là !
Muni de l’instrument, il retrouve le corps de son copain et, dans un dernier espoir, braque le jet de lumière de sa lampe de poche sur son visage maculé de terre. Le regard est déjà vitreux. “Merde, c’est pas Dieu possible, se dit-il, il est mort, tout ce qu’il y a de plus mort, il n’y a plus rien à faire !” Alors, il enterre le corps le plus profondément possible, en prenant bien soin de camoufler l’endroit sous des feuilles et des branches. Ni vu ni connu.
Le lendemain, Xavier ne refait pas surface. Tout le monde s’interroge sur son étrange absence et bientôt, sur sa disparition. La police, prévenue, enquête mollement. Mais enfin, trouve ça quand même un peu bizarre. Les flics se bougent un peu, interrogent. Mais tout le monde était passablement éméché. Et personne n’a rien remarqué, rien vu, rien entendu. Bref, Xavier D. reste introuvable. La police n’a aucune piste, aucun indice. Aussi, après avoir scrupuleusement interrogé les villageois et tous les témoins possibles, elle renvoie ses affaires à sa femme et classe le dossier.
Céline D. son épouse, avertie par téléphone, n’y comprend rien. Les parents de Xavier, des retraités bien sages, non plus. Stéphanie, cinq ans et Kevin, huit ans, asticotent leur mère de questions. Il habitent en région parisienne, un beau pavillon en pierres meulières donnant sur un jardinet, fermé par une grille en fer forgé noire. Céline tourne en rond dans sa chambre au joli papier peint fleuri. Elle a pris quelques jours de congé à la banque pour digérer le coup. Elle passe sa vie au téléphone, mais personne ne peut l’aider. Elle pleure, tempête, se révolte toute seule dans sa cuisine. Et n’admet pas. Pourquoi Xavier qui l’aime, qui adore ses enfants et son travail, où il est très bien noté ,soit dit en passant aurait-il ainsi subitement disparu, sans laisser de trace, sans rien dire à personne, sans prévenir ses collègues ? Ca n’a pas de sens ! Tout le monde en convient. La plaint sincèrement. Mais personne ne fait rien. Les semaines passent. Elle n’a plus de larmes pour pleurer et les factures qu’elle ne peut pas payer s’accumulent. Alors, elle vend ses titres. Toutes leurs économies. Et les semaines, puis les mois s’écoulent. Sans Xavier et sans aucune nouvelle de lui. Là-bas à K…, tout le monde a déjà oublié l’histoire.
Mais Céline n’arrive pas à se remettre de la disparition de son mari et reprend contact avec son entreprise, qui avait organisé le stage fatal. Elle réussit à retrouver la liste de tous les participants et leur envoie une lettre. Où elle leur demande de dire tout ce qu’ils savent de son mari. Au moins, tout ce dont ils se souviennent. Le moindre détail peut avoir son importance. Et elle va les voir, chacun leur tour. Prend des notes pour essayer de comprendre. Plusieurs mois passent. Enfin, elle retrouve Philippe, le seul stagiaire qu’elle n’a pas encore pu interroger. Il vit à New York, où il dirige une filiale du groupe.
Philippe, contacté par téléphone, reste d’abord pétrifié. Il faut qu’il réagisse et vite. Que la femme de son ami ait réussi à le retrouver, voilà une chose qu’il n’avait pas prévue. Il essaie de se reprendre, prend une voix neutre et lui donne des informations évasives. Mais la voix de Céline se fait insistante, elle est à New York et désire le rencontrer. Philippe desserre sa cravate et se racle la gorge. “Mais bien sûr, quand vous voulez, se surprend t-il à répondre” ! Et le soir même, elle est là devant sa porte, dans son salon, en petite robe noire, avec ses cheveux blonds sagement retenus. Il lui propose de prendre place sur le canapé, de se mettre à l’aise et lui offre une coupe de champagne. La situation est surréaliste. Elle est belle. Il lui ferait bien quelques avances, si ce n’était cette horrible sensation, ce malaise qui le submerge. L’affreuse image du visage de Xavier mordant la terre et son regard vitreux qui le fixe, il n’a pas pu oublier. La vision le poursuit, le harcèle. Il se sent si coupable ! Il ferait n’importe quoi pour l’aider, d’autant que la jeune femme lui semble plutôt désemparée. Elle est venue toute seule dans cette grande ville, dont elle ne parle pas la langue, pour retrouver la piste de son mari disparu. Il a pitié d’elle. Devant sa détresse, il lui propose de venir s’installer chez lui. Son vaste appartement est à elle. Ce sera toujours mieux que l’hôtel ! De plus, elle pourra lui parler de son mari disparu et cela la soulagera peut être. Ses enfants sont chez leur grand-mère ? Elle n’a donc aucun souci à se faire !
Céline n’est pas insensible au charme de Philippe. Elle accepte, contente de rencontrer, pour la première fois, une personne qui ne semble pas indifférente à son problème. Qui l’écoute, avec autre chose que de la politesse dans le regard. Mais Philippe lui, ne sait plus où il en est. La proposition qu’il vient de faire à Céline le terrifie, d’autant que la jeune femme est par ailleurs terriblement séduisante. Ne voila-t-il pas qu’il se sent attiré par la femme de celui qu’il a tué ? Mais Philippe et Céline se plaisent. Ils ont tous deux besoin de réconfort. Alors, ils cèdent à cette passion soudaine qui les submergent sans crier gare. D’autant plus facilement que Céline aussi a besoin d’oublier…
Depuis qu’elle connaît cette aventure sentimentale avec Philippe, Céline a le sentiment de revivre. De sortir enfin du cauchemar dans lequel l’a plongée la disparition subite de son mari. Et puis, New York lui plaît. C’est une ville tellement pleine de surprises et de vie. Si épique, si forte et aussi, si romantique ! Mais il lui faut s’arracher, revenir en France où ses enfants l’attendent. Elle part donc, mais reste en contact presque quotidien avec son amant. Céline retrouve son pavillon de meulières, son jardinet de banlieue propret et son travail à la banque. Philippe, par chance, doit venir à Paris rendre des comptes à sa direction sur les avancées commerciales de sa filiale. Et ne résiste pas au désir de retrouver Céline. C’est de nouveau le bonheur ! Ils décident de passer leurs prochaines vacances d’été ensemble dans le parc Yosemite, aux USA. Et, en septembre, n’y tiennent plus. Ils annoncent à la famille ébahie de Céline leur projet de se mettre en ménage.
Au début, c’est vrai, la mère de Céline est un peu réticente. Ses beaux parents, carrément choqués. Ils trouvent quand même que c’est un peu trop tôt. Il n’y a pas un an que Xavier a disparu ! L’enquête, plaide Roland, le père de Xavier, n’a peut être pas dit son dernier mot. Mais, renseignement pris, la police a bel et bien fermé le dossier et aucun nouvel indice ne permet de le rouvrir. Pour Céline, Xavier a disparu, probablement pour toujours. Peut être, a t-il voulu se refaire ailleurs une nouvelle vie ? La famille de Xavier n’en est pas convaincue, mais la mère de Céline s’incline devant le nouveau bonheur de sa fille.
Elle et ses enfants partent donc s’installer à New York. Céline loue son pavillon. Une nouvelle vie commence en Amérique. Les débuts sont grisants. Les enfants sont heureux de découvrir une nouvelle école. Céline nage dans le bonheur, d’autant que le salaire de Philippe lui permet un niveau de vie qu’elle n’avait jamais connu. Son ex mari, n’étant qu’un simple petit agent commercial. Elle aménage à son goût l’immense appartement de Philippe. Celui-ci lui permet d’organiser des petites fêtes pour se faire des amies et mieux s’intégrer dans sa nouvelle vie.
Heureuse, elle l’écrit à sa mère, à ses beaux-parents, tout en ajoutant, malgré tout, qu’elle ne peut oublier Xavier. Combien elle continue d’être hantée par sa disparition, qu’elle ne s’explique toujours pas. Et parle souvent à Philippe de son ex. Le savoir heureux, lui aussi, quelque part lui apporterait la quiétude qui lui manque, la rassurerait. Bref, la déculpabiliserait. Certes, ajoute-t-elle, il lui faudrait du temps pour accepter sa trahison, mais elle se réjouirait de le savoir en vie. Le problème est qu’elle s’en ouvre un peu trop souvent à son mari, au goût de celui-ci. D’ailleurs, il a le plus grand mal à vivre avec le portrait de Xavier sous son nez, dans le salon, et jusque dans sa chambre. Il le dit à Céline qui se fâche. Philippe argue qu’il ne supporte pas de vivre avec une tierce personne, un rival entre eux et que cela devient insupportable.
Heureusement, Céline tombe enceinte bien à propos. Sa grossesse est difficile, et elle doit veiller à ne pas se fatiguer. Ne pas s’énerver, rester calme. L’une de ses nouvelles amies, la femme du collaborateur le plus proche de Philippe, lui rend souvent visite. Les courses pour confectionner la garde-robe de Bébé, l’aménagement de sa chambre, lui font heureusement oublier Xavier et sa mystérieuse disparition. Les jumelles arrivent à point nommé pour mettre un comble au bonheur de Céline.
Les années passent. Les enfants grandissent et les jumelles vont bientôt fêter leur sixième anniversaire. De Xavier, hélas, toujours aucune trace. Il s’est volatilisé. Il paraît qu’il y en a comme ça plusieurs milliers par an, qui s’évaporent dans le néant, sans jamais refaire surface. Avec le temps, la disparition de Xavier a laissé un grand vide, une interrogation enfouie, mais qui fait toujours mal. Kévin et Stéphanie n’en parlent jamais. C’est tabou. Céline, elle, garde comme un flou au coeur. Elle le dit souvent à Philippe, sans se douter que, chaque fois qu’elle aborde le sujet, elle ravive un horrible souvenir qu’il préférerait oublier. Et relance sa terrible culpabilité. Il aimerait tellement confier cet insoutenable poids à quelqu’un. Avouer l’horreur, mais il ne peut pas. Parfois, le souvenir le hante à ce point qu’il n’a pas d’autre ressource que de plonger dans l’alcool. Pour oublier. Noyer sa honte et son remord. Il devient alors agressif et méchant. Sa femme lui apparaît comme celle par qui le mal arrive. C’est presque elle… la coupable ! Il doit lutter contre l’envie de la détester carrément, comme si au fond, il n’y avait pas d’autre issue. Elle qui est venue le relancer jusque chez lui, pour l’empêcher d’oublier. De vivre ! Et replonger continuellement le couteau dans la plaie.
Sur ces entrefaites, Philippe est muté à Paris, où il doit prendre la direction internationale du service export du groupe. Il accepte, dans l’espoir aussi que le déménagement, l’adaptation à une nouvelle vie dans un quartier charmant et romantique de la capitale, leur renouvellera les idées. Relancera leur amour, et qu’ils pourront repartir d’un bon pied. Tout se passe au début comme prévu et Philippe croit bénéficier d’une rémission. Il respire, se sent anesthésié, ne boit plus, semble de nouveau amoureux de sa femme. Bref, Céline a le sentiment que tout est redevenu comme avant. Mais le téléphone sonne. Elle décroche. Son ex belle-mère lui annonce que son mari, le père de Xavier, vient d’être emporté par un infarctus et qu’elle souhaiterait qu’elle vienne à son enterrement. “Après tout , il était quand même le grand-père de tes enfants”, croit-elle utile de rappeler. A ce titre, ce serait normal qu’elle, Céline et ses enfants, soient à l’enterrement du papa de Xavier. N’est ce pas ? Céline, évidemment accepte. En profite pour demander à sa belle-mère des nouvelles, savoir si Xavier n’aurait pas donné signe de vie à sa mère, entre temps. On ne sait jamais… un miracle !
Mais non, rien. Cela fait maintenant dix ans que Xavier a disparu. Céline décide de rendre visite à son ex belle-mère pour l’aider à organiser les funérailles et lui remonter le moral. Elle va la voir et bien sûr, la visite est terrible. Eprouvante. Juliette en a profité pour ressortir de vieilles photos bouleversantes, celles de l’enfance de Xavier, de sa jeunesse, et même de leur mariage, il y a de cela dix huit ans. Les photos n’ont même pas eu le temps de jaunir. Elles sont brillantes, éclatantes de vie, de bonheur, de jeunesse et de joie. On dirait qu’on les a prises hier. Céline s’aperçoit qu’elle n’a rien oublié et ne peut retenir ses larmes. Elle ne comprend toujours pas ce qui a pu arriver à son ex-mari et entend Juliette lui avouer que, pour elle, il n’a pas disparu, qu’il ne peut pas avoir disparu, et qu’elle en est désormais sûre ! “Il a sûrement été assassiné, là-bas en Alsace”, lui assure-t-elle et elle ajoute même que “quelqu’un le sait très bien”. “Elle en donnerait sa main à couper. Son intuition de mère ne la trompe pas”, confie-t-elle à sa bru.
Céline frissonne d’horreur, mais écoute, perplexe. Elle n’avait jamais envisagé cette possibilité. Du moins, pas vraiment. La police non plus, d’ailleurs. Pourquoi quelqu’un en aurait-il voulu à la vie de son mari ? L’hypothèse était absurde. Et l’est toujours. Ca n’a pas de sens. “Mais un accident, Céline, y as tu songé, demande Juliette ? Après tout, c’est possible ! Et le témoin, de peur d’être inculpé aurait dissimulé le cadavre et se serait tu. Qu’en dis-tu, demande Juliette en insistant ?”
Céline quitte sa belle-mère après avoir réglé les détails de l’enterrement. Elle reviendra, promet-elle pour choisir une sépulture. En attendant, la jeune femme sent comme une oppression qui l’empêcherait presque de respirer. Xavier assassiné ? Ce serait trop atroce, insoutenable, même ! Elle retourne chez elle et met son mari au courant de sa visite, et des soupçons de Juliette. Celui-ci réagit très mal. “A non, s’exclame-t-il, toute cette histoire ne va recommencer, hurle t-il. Quand vas-tu pour de bon enterrer ton mari une fois pour toutes ? J’en ai assez qu’il vienne continuellement perturber notre vie !”
Mais Céline se fâche. Elle met sur le compte de la jalousie la colère de son époux, et s’entête à lui seriner que Juliette a sans doute raison, qu’on a peut être pas à son avis creusé suffisamment cette piste de l’accident, et que la police a sûrement mal fait son travail, comme d’habitude. Et voilà que Philippe recommence à boire. Il refuse de toute façon d’aller à l’enterrement, sous le prétexte qu’il n’a rien à voir avec cette famille. Alors, Céline s’y rend seule avec les enfants.
Les jumelles se serrent l’une contre l’autre. Elles ne savent pas trop bien ce qu’elles font là. C’est un vieux monsieur qui est mort, a dit maman. “C’est quoi la mort, demande l’une d’entre elles, tout bas ? C’est quand tu ne bouges plus, et qu’on te met dans la terre, dit l’autre.” Kévin lui fait signe de se taire. Il pleut. Stéphanie pense à son père et s’aperçoit avec horreur qu’elle ne se rappelle plus du tout qu’elle tête il avait. Au fond, c’est comme si il était mort lui aussi, sauf qu’on n’est jamais allé à son enterrement, pense-t-elle. Le curé a fini de bénir le cercueil et Grand-Mère Juliette a bien du mal a retenir ses larmes. Et ce ne sont pas tous ces vieux messieurs en noir qui égayent l’atmosphère du cimetière où volettent les feuilles d’automne. Stéphanie se dit qu’elle a décidément horreur des feuilles mortes, des vieux Messieurs et des cimetières en général.
Céline avec sa mère et les enfants raccompagne sa belle-mère chez elle. C’est un triste jour. Après avoir partagé le repas de funérailles, où, comme de bien entendu, l’on a ramené à la surface la disparition de Xavier, Céline trouve en rentrant son appartement vide. Encore une fois, son mari va revenir à la maison complètement bourré ! Il en a pris l’habitude depuis quelques jours. Il aura sûrement fait une nouvelle virée dans les boites de nuit à la mode, qu’il s’est mis à fréquenter bizarrement depuis la mort du père de Xavier. Céline n’y comprend rien. Ce n’était pas son père, pourtant, et c’est à peine s’il connaissait le vieux monsieur.
Quelques mois passent. C’est le printemps. Devant la fenêtre grand ouverte de la salle à manger, elle entend le gazouillis joyeux des petits oiseaux du square voisin. La concierge vient de monter le courrier. Céline l’a machinalement déposé dans une assiette en argent sur un meuble du couloir. Mais l’enveloppe du dessus attire immédiatement son attention. C’est une lettre de la police de K…. Le nom lui est de sinistre mémoire.
C’est celui du village où son mari était parti en séminaire, et d’où il n’est jamais revenu. Elle s’empare prestement du coupe-papier et ouvre l’enveloppe. Elle déplie fébrilement la feuille. La police lui indique que des travaux d’installation du câble pour la télévision ont mis à jour un cadavre, dont les traits ont bien sûr disparu. Le policier ajoute qu’on a retrouvé sur lui une chevalière en or, où figure le nom de Céline. Avec une date. La jeune femme tâte le fond de l’enveloppe et y découvre effectivement un objet soigneusement emballé. La police lui demande d’examiner le bijou et de lui faire savoir au plus vite si elle reconnaît la bague. Elle manque s’évanouir, défait le petit paquet et reconnaît la chevalière qu’elle avait offert à Xavier pour leurs fiançailles. Le souffle coupé, téléphone à Juliette. L’enquête est rouverte.
Cette fois, la police recherche bel et bien un assassin. Et tous les témoins vont être de nouveau interrogés. Y compris Philippe, que la police désire bien entendu à nouveau entendre. Mais Philippe est pour le moment intouchable. Il n’est pas rentré à la maison de plusieurs jours et, aux dernières nouvelles, son bureau apprend à Céline qu’il est parti en mission. En Asie, pour des raisons professionnelles. La journée a été rude, Céline n’a plus qu’une envie : aller se coucher. Elle se met en pyjama, s’installe à sa coiffeuse pour se brosser les cheveux et réfléchit. Ce serait presque comique la façon qu’elle a de froncer les sourcils et de voir la gymnastique qu’elle fait avec sa bouche pour se concentrer, si la situation n’était pas aussi tragique. Juliette avait raison. Mais qui a bien pu faire le coup ?
Elle passe en revue tous les acteurs du drame et secoue la tête. Ils ont tous l’air si bien. Si tranquilles. De si bons pères de famille ! Vraiment, cette histoire prend un tour qu’elle n’aime pas. Après tout, se dit elle, on a peut être rouvert l’enquête pour rien. Comment, à si longue distance, retrouver des indices pour identifier le véritable meurtrier ? Ce n’est peut être pas obligatoirement un membre du séminaire, après tout. Mais peut être, un inconnu qui passait par là. Découragée, elle décide de prendre son livre et de se mettre au lit.
De la page de garde s’échappe une enveloppe blanche, sur laquelle elle reconnaît l’écriture de son mari. “Pour Céline”, lit-elle. Elle l’ouvre et lit. Presque le coeur battant. Pourquoi Philippe lui a-t-il laissé ce mot, comme si le téléphone n’existait pas ! Philippe lui avoue d’abord son amour et son calvaire d’avoir enduré pendant toutes ses années l’horrible souffrance, celle de la culpabilité qui se tait. Il lui raconte l’affreuse soirée. Leurs beuveries. Leur dispute, et le direct qui envoie Xavier sur une ridicule petite pierre. La mauvaise chute fatale et son affolement. C’est lui le coupable, lui le meurtrier, lui qui a enterré son mari comme un sanglier qu’on a heurté sur la route, pour qu’il n’empuantisse pas le voisinage ! Celui qu’elle recherche depuis tant d’années ! Maintenant, elle sait tout, lui dit Philippe. Elle peut aller à la police, pour qu’ils viennent le cueillir à son retour de Bangkok. Il rentre lundi au petit matin. Il se livrera sans difficulté. Il lui dit Adieu et qu’il l’aime, elle et les enfants. C’est tout, c’est trop !
Céline repose l’enveloppe. Elle voudrait sangloter, mais elle ne peut pas. Elle reste là, assise, comme un bloc de pierre. Sidérée. Pétrifiée. Elle ne peut y croire. Ce n’est pas possible, se dit-elle. C’est un cauchemar. Mais la lettre est là, pour témoigner. Non, elle ne rêve pas. C’est Philippe, son mari, l’assassin ! Elle reprend la lettre dans ses mains, la relie pour être bien sûre, peser chaque mot. Et pleure. Puis essuies ses larmes. Chloé, sa fille, l’appelle. Elle se lève. Un cauchemar d’enfant sans doute. “Où est Papa, murmure l’enfant dans un demi sommeil ? Dis maman, quand est ce qu’il va revenir, Papa” ? “Bientôt, ma chérie. Bientôt, rendort toi.” Céline borde l’enfant, laisse la veilleuse allumée et retourne se coucher. Mais elle n’a pas sommeil. Comment pourrait-elle jamais retrouver le sommeil ?
D’abord, c’est l’horreur qui la terrasse. Et puis, elle se secoue, et va dans la cuisine se faire une tasse de thé. Pour essayer de réfléchir, calmement. Et la voilà partagée. En morceaux. L’une qui pleure, chavirée, l’autre qui réfléchit, mesurée. Qui va l’emporter ? Le thé brûlant la ressaisit. Et elle se demande : qu’est-il arrivé au fond, ce soir de février, pendant cette soirée de carnaval ? Une soirée bien arrosée, deux hommes qui boivent plus que de raison, parce qu’ils n’ont rien à faire de plus intelligent, et parce que tout le monde le fait. Deux hommes qui ont envie de plaisanter, d’oublier le stress, le boulot, les contraintes de la vie… et qui s’amusent comme des collégiens à s’envoyer des vannes. Mais l’un le prend mal, se croit insulté, et les voilà qui en viennent aux mains. Un crochet auquel l’autre répond par un droit bien envoyé, et le premier tombe à la renverse.
Une pierre, qui se trouvait au mauvais endroit, va finir le boulot. Et voilà ! Que reste-t-il au bout du compte ? Un homme, un mort et un assassin. Un assassin qui n’est autre que son mari, et le père de ses enfants. Le père d’une petite fille qui vient dans son cauchemar de demander : “où il est, Papa” ? Est-ce que le dénoncer, le livrer à la police va lui ramener Xavier ? Céline pleure et secoue la tête. Les larmes lui coulent des yeux toutes seules et tombent sur la table de la cuisine comme des gouttes de pluie. Elle a déjà perdu un mari à cause de cette beuverie imbécile.
Va-t-elle maintenant perdre le second ?
Elle retourne vers sa chambre. Kévin et Stéphanie sont chez des amis. Elle ramasse l’enveloppe et la lettre par terre. Elle la relit encore une fois. Puis avise la vieille cuisinière en fonte qu’elle a ramenée de la maison de campagne de sa mère. Et qu’elle chérit, tant elle lui rappelle de souvenirs. Elle l’ouvre.
Le feu crépite joyeusement. La police ne saura rien.
Elle jette la lettre dans les flammes et la regarde se recroqueviller. Devenir braises, puis cendres. Et essuie ses larmes. Elle le sait, elle ira chercher Philippe elle-même à l’aéroport, avec les jumelles. Et elle l’embrassera. Sans rien lui dire, sinon : “viens, rentrons chez nous” ! Et c’est ce qu’elle a fait.
Céline a passé une nuit blanche, habillé les filles à la va-vite. A cinq heures, elle a pris un taxi pour Roissy. Elle a croisé Kévin et Stéphanie dans l’escalier. Ils ont embrassé leur mère sans lui demander où elle allait. Céline a poussé les gamines et s’est engouffrée à leur suite dans le taxi qui déjà, l’attendait. A l’arrivée, Philippe a cherché les képis, mais n’a rien vu qu’un tout petit bout de femme en gabardine beige et deux lutins qui lui faisaient de grands signes. Il a compris. Il n’a rien dit, les a serrées dans ses bras, des larmes plein les yeux.
La police a convoqué tout le monde, une énième fois. En vain. Aucun nouvel indice n’a pu permettre d’élucider le crime. Juliette a appelé Céline. Pour lui dire son chagrin. Céline l’a laissé pleurer sur son épaule. Et lui a dit tout doucement qu’elle connaissait l’assassin. Qu’elle allait lui dire son nom, et qu’elle pourrait aller le livrer à la police, si bon lui semblait. Elle lui a raconté toute l’histoire. Les masques de carnaval, les rires, les canettes de bière, les confettis, les chansons grivoises. L’atmosphère surchauffée des bars de la ville, les plaisanteries douteuses qui fusent, les types bourrés, pleins comme des barriques, qui s’interpellent, se bousculent. Deux types qui plaisantent, s’envoient des vannes et qui en viennent aux mains. Avec l’un des deux qui reste sur le carreau. Bêtement. L’affolement de l’autre… “Qui n’est autre que l’assassin de Xavier, Juliette ! C’est Philippe, mon mari ! Il vient de me le dire. Et j’ai décidé de ne rien raconter à la police. Pour nous, comprends-tu, pour les enfants. Tu sais tout maintenant.”
Juliette a écouté. Sans rien dire. Et a beaucoup pleuré. Elle a serré Céline sur son coeur. “C’est bien ma petite ! Je te remercie de m’avoir tout dit. Nous allons pouvoir enterrer Xavier maintenant. A côté de son père. Ce sera bon de pouvoir aller prier sur sa tombe. Rentre chez toi. Je ne dirai rien”.
FIN