Histoire de la mort de l'apprenti
Les combats fratricides faisaient rage entre factions catholiques et protestantes dans un pays à feu et à sang, au nom d'idéals tenus pour des vérités absolues et des certitudes de bonheurs ruinées par les épidémies au milieu d'un cahot humain où la mort se déclinait au quotidien. Après bien des combats, de sang versé et de tueries inutiles, la rumeur laissait entendre qu'on s'acheminerait vers la fin des hostilités avant la fin de l'été 1635.
De nombreux désaccords et litiges restaient à résoudre. Chaque prince, chaque duché essayait d’obtenir le plus d'avantages possibles avant la ratification du traité de paix. L’enjeu n’était plus la victoire. Il n’y avait ni vainqueur ni vaincu, mais bien l'après guerre à gérer. Ainsi, il fallait s'assurer à la fois des ressources et de l’autorité. Les protestants s'étaient réunis à Osnabrück et les catholiques à Münster.
Le congrès s'acheminait péniblement vers une convention durable qu'on appela la paix de Wesphalie. Après toutes ces années parricides, la guerre cessa. Chacun retourna à ses habitudes. La rage de vaincre avait disparu dans le cœur des gens plus occupées à panser leurs plaies qu’à en découdre avec d’hypothétiques ennemis. La moitié de la population allemande avait péri par les atrocités commises par l’autre moitié et le pays tout entier était ruiné.
On avait faim, on avait froid et les greniers restaient cruellement vides. Le marché noir s’instaura, développant d’autres exactions, d’autres misères. Une fois encore, on se remettait à mourir par millier non plus par les armes mais par la famine, la peste et le choléra. Telle une fatalité divine, les hivers devinrent plus rigoureux ajoutant autant de tourments à la misère humaine.
En ce début d’hivers, les chutes de neige avaient été abondantes, la couche atteignait la taille d’un homme debout. Passée le nouvel an, le temps changea. Un froid sec s’installa. Les enfants allaient patiner sur les eaux gelées des étangs et des cours d’eau, une saison idéale pour refaire provision de glace que l’on entreposait dans des caves profondes. La glace récoltée pouvait tenir une année entière, conservant aliments et denrées périssables. Conrad Hirsch, commerçant pâtissier et son commis s’étaient levés avant l’aube.
Blottis au fond de la charrette sous d’épaisses fourrures de loup, ils se laissaient conduire par le cheval. Pour avoir fait le chemin très souvent, l’animal savait où se diriger, il y allait au pas lent de son rythme, Conrad le laissait faire. Vers l’est, le ciel prenait les teintes d’une aube polaire annonciatrice d’un jour glacial. Arrivé au bord du lac, Conrad stoppa l’équipage.
- Dieu, qu’il fait froid ce matin. Hep petit ! Réveille-toi. On est arrivé.
- Quoi ? Dit le gosse les yeux pleins de sommeil.
- Je disais qu’il faisait un froid à ne pas mettre un chien dehors. Tu dormiras mieux ce soir. Debout paresseux ! On a juste le temps d’avaler un morceau et puis on se met au boulot. Aller, dit-il en secouant gentiment l’apprentis par les épaules.
Peter se redressa, s’étira dans un bâillement bruyant, sauta à terre aussi leste qu’un chat. L’homme et son commis se dirigèrent vers un banc couvert de givre, l’époussetèrent, s’assirent lourdement. Conrad Hirsch posa le panier, sortit un drap enroulé autour d’une boule de pain, y tailla deux belles tranches, se mirent en demeure d’avaler leur en-cas, sans prononcer une seule parole de trop, sans même se regarder, chacun s’appliquant à mastiquer avec lenteur son pain et son fromage, amusés par les ébats de trois canards qui se baignaient dans l’unique trou d’eau qu’ils s’étaient réservé.
- J’en goûterai bien un peu de votre eau de vie.
- Foutre Dieu ! T’es bien jeune mon gars pour boire de cette eau là. Ça va t’occuper les pattes, lui dit-il en lui tendant une fillette de gniole.
- Ouah ! Que c’est fort ! dit Peter en avalant une lampée d’alcool.
- Hé là jeune homme, redonne-moi ça. Tu ne seras plus bon à rien si t’en bois trop.
Conrad attrapa la petite bouteille, en but à son tour plusieurs rasades, se leva en essuyant les miettes de pain prisonnières de sa barbe, claqua bruyamment de la langue par contentement.
- On n’est pas heureux ici, dit-il à son commis en lui administrant une bourrade amicale ?
- Sûr qu’on est bien patron ! C’est qu’elle est bonne votre eau de vie. J’en reboirais bien un peu.
- Hé ! Comme tu y vas ! Tu en auras à la pose si tu travailles vite et bien. C’est vrai qu’elle est foutrement bonne. Elle réchauffe le corps de l’homme en moins de deux !
- Alors, vous devez être sacrément réchauffé, patron !
- Petit impertinent, répondit Conrad en lui adressant un regard amusé et complice. Alors, on s’y met à cette glace ?
- J’arrive patron.
- Va chercher les sacs de cuir. Je vais les enfiler aux sabots, sans cela le cheval se gèlerait les jambes. Il ne serait plus bon à rien
Peter remonta dans la carriole, prit les quatre sacs de cuir, les lança à son patron qui les chaussa au cheval l’homme empoigna la bride, s’engagea sur l’étendue gelée avec lenteur, jaugeait l’épaisseur de la glace d’un simple coup d’œil, très attentif au moindre bruit suspect, entraînait l’attelage jusqu’à ce qu’ils atteignirent l’endroit désiré.
La bête hennissait d’inquiétude, hochait de la tête en tout sens, tirait sur la bride. Nonchalant, Peter suivait, amorçait quelques glissages, tombait sur l’arrière train, s’amusait comme un petit fou. Sa joie était communicative, Conrad aimait bien ce garçon, content de tout, heureux de vivre. Lui aussi aurait bien aimé glisser sur les fesses mais ce n’était plus de son âge.
- Tu vas bien finir par te briser le cou, petit couillon, dit-il en ricanant. Ramène-toi un peu par ici. Je crois que le coin est bon.
Conrad empoigna sa vrille, perça quelques trous alignés puis engagea le fer de l’égoïne, trancha la croûte glacée avec une étonnante facilité. A cet endroit, la glace n’était pas aussi épaisse qu’il l’aurait imaginé.
- Patron ! Elle n'est pas un peu mince votre glace ce matin ?
- T’en fais pas mon gars, elle pourrait bien supporter une dizaine de gars comme toi. Et puis, je t’ai déjà dit qu’on ne disait pas « votre glace, vos affaires, votre cheval » et que les choses que tu désignes ainsi ne sont pas les miennes. Cette glace appartient à qui veut la prendre. Bon sang de bon Dieu, qu’il fait froid, dit-il en soufflant dans ses moufles. Prends cette scie et remplace-moi un instant, il faut que j’aille pisser.
- Soyez prudent patron, ne vous gelez pas votre machin !
- J’ten foutrai des engelures à mon machin. Non mais !
Le commis riait et sciait avec la vigueur et l’insouciance de ses quinze ans. Conrad s’éloigna, passa derrière la charrette, ouvrit son pantalon et entrepris de vider sa vessie. Il dirigeait son jet abondant et fumant toujours vers le même endroit, lâchant avec ostentation un pet retentissant qui ne manqua pas de déclencher l’hilarité du gamin.
- Vous aller effrayer les corbeaux.
- Tu apprendras, espèce de petit sot que tu es que pisser sans péter c’est comme un défilé sans trompettes, dit Conrad en secouant énergiquement sa verge.
Autres rires en cascades du gamin quand brusquement, Conrad entendit un craquement, puis un autre plus fort encore. Il se retourna, aperçu son petit commis disparaître sous la glace en un instant. Le cheval se cabrait, affolé par le danger imminent. Puis se fut au tour de la charrette qui chavira sur l’arrière, entraînant le cheval dans son engloutissement. Conrad se précipita sur les rênes, eut à peine le temps d’ôter la bride, tira de toutes ses forces pour retenir l’animal.
A son tour, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il avait de l’eau à mi-cuisse, une eau glaciale, mordante qui atteignit son ventre. Saisi par l’extrême rudesse du froid, Conrad suffoqua. La panique s’empara de lui. Il s’agrippa à la crinière de son cheval, sauta sur l’encolure. La bête avait des gestes fous et des hennissements suraigus. En un instant, la situation tourna au drame. L’animal n’arrivait pas à remonter sur la glace qui se brisait sous son énorme poids.
- Dans quelques instants tout sera trop tard se dit Conrad.
A grand coup de gueule et de cravache, il força l’animal à avancer vers la rive. L’homme et la bête se frayaient un chenal jusqu’à ce qu’enfin, ils prissent pied sur la berge, l’un comme l'autre transis de froid, pétrifiés par la peur.
Plus rien ne bougeait à la surface des eaux noires. Quelques plaques de glaces partaient à la dérive. Conrad fut saisi d’un tremblement violent. Il fallait qu’il se mette à l’abri, se réchauffer au plus vite s’il ne voulait pas mourir de froid. Il regrimpa sur sa monture et parti au grand galop vers la ville. L’air glacial lui cinglait le visage accentuait l’horrible sensation de froid mordant ses entrailles et ses poumons. Ses vêtements devinrent durs comme carton. Le cheval écumait, ses naseaux fumaient. Conrad poussa davantage l’animal au risque de le faire crever sous lui.
Le lendemain, il retrouva son cheval allongé dans le box, à l’agonie, les yeux remplis d’une grande frayeur. Conrad resta près de lui jusqu’à sa fin en lui parlant doucement comme il aurait parlé à un ami, lui caressait les naseaux brûlants de fièvre, le remerciait pour l’avoir sauvé d’une mort certaine quand Elisabeth entra.
- Dis, Papa, est-ce que notre cheval va mourir ?
- Oui.
- Tu crois qu’il va aller au ciel ?
- Bien sûr ! Au ciel des chevaux.
- Et les enfants, est-ce que tu crois qu’ils vont ciel quand ils meurent ?
- Il y a un paradis pour tout le monde, pour les chevaux comme pour les humains.
- Et bien moi je sais que le paradis, ça n’existe pas. C’est parce qu’on a peur de mourir.
- Qui t’a dit cela ? Te voilà bien assurée !
- Je le sais ! Dit Elisabeth avec aplomb.
- Tu dis des sottises. Tu ferais mieux d’aller jouer avec tes poupées.
- Je m’en fiche ! C’est pour les filles les poupées.
- Tu n’es peut-être pas une fille ?
- Si ! Mais je préfère jouer avec les garçons. Ils sont plus drôles.
- Comme tu voudras, seulement fais-moi la promesse que tu ne parleras à personne du paradis comme tu l’as fais et que tu ne penseras plus à la mort. C’est normal de mourir mais tu es encore trop jeune pour t’en préoccuper.
- Oui Papa ! Dit Elisabeth en haussant les épaules mais moi je mourrai avant d’être grande.
- Je te trouve bien insolente et bizarre ce matin. Tu n’es qu’une petite impertinente. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
- Si, renchéri-t-elle. Dieu c’est des mensonges qu’on raconte aux enfants.
- Vas-tu te taire enfin ! Dit Conrad ulcéré. Qu’elle mouche t’a piquée pour être aussi effrontée ? Par le diable et tous les saints du paradis, j’en ai assez entendu. Va dans ta chambre. Tu y resteras jusqu’à l’heure de midi. Quelle foutue gamine fais-tu là ! Nom de nom de… qu’elle culot cette jeunesse qui croit tout savoir !
Conrad avait demandé au curé s’il n’était pas possible de dire une messe pour son cheval. Contre le refus du prêtre, Conrad lu quelques prières à son animal puis le fit enterrer au cimetière, le prêtre ne put s’y opposer bien que la population du quartier aurait préféré manger sa viande tant ils en manquaient depuis des années de misères. Le cheval enseveli, Conrad, sa fille Elisabeth, le curé et quelques personnes de la paroisse se rendirent à l’étang. La glace s’était reformé ne laissant plus rien paraître.
Enfin le dégel arriva. On repêcha un corps, celui de Peter. Il avait le visage détendu, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte sur un sourire figé quand, soudain la bouche se déforma, les joues se boursouflèrent comme si quelque chose voulait en sortir, ses dents se desserrèrent laissant apparaître une tête d’anguille. L’animal s’extirpa de l’orifice buccal comme une vomissure sans fin, fila droit sur la berge rejoindre les eaux de glaciales de l’étang.
FIN